#39 - Objet : Avoir une place assise

Celui avec un remake de Rain Man (mais pas de la scène du casino)

Chère DNLP
9 min ⋅ 21/09/2023

Avignon, automne 2015.

Chère DNLP*,

Dans le train, le front collé contre la vitre, j’ai attendu. Qu’on me débarque dans un champ au beau milieu de la nuit. Que le contrôleur me somme de prendre un train dans l’autre sens, en me transférant via le ballast caillouteux.

J’ai attendu que tu viennes me chercher, chère DNLP. 

Fin août, je vais (tremblante) à l’échographie du premier trimestre. Le rendez-vous où on contrôle la clarté nucale, une mesure de l'espace sous-cutané situé entre la peau et la colonne cervicale du fœtus qui sert de marqueur pour le dépistage d'anomalies congénitales. 

C’est un moment important, alors chère DNLP, je t’attends au tournant. Avant de pénétrer dans le cabinet, j’hume l’air pour sentir ta présence. Tu n’y es pas. C’est suspect.

Dans Son chino bleu ciel, Le Créateur me demande comment je vais. 

« Un peu anxieuse… »

Il sourit d’un air attendri, Il commence à me connaître « Comme d’habitude ! », Il répond avec désinvolture.

On dirait qu’Il n’a pas peur de toi, chère DNLP, Il fait comme si tu n’existais tout bonnement pas.

Endochattale (en chaussettes), clarté nucale parfaite.

À l’écran, on voit notre embryon, TED, gigoter. Ça dépasse l’entendement. Je me mets à pleurer. Et je Lui dis — « Tout ça, c’est grâce à Vous ». D’un revers de la main (gauche, celle qui ne tient pas la sonde, Dieu merci), Il s’en défend « Mais non ! ». Mais si. Claro que si. 7 années d’infertilité, et il y a aujourd’hui un haricot (magique) qui gigote dans mon ventre. C’est surnaturel. C’est grâce à Lui, forcément. Il a trouvé la formule magique.

Tu es jalouse, chère DNLP ? Tu te dis que c’est surtout grâce à toi, à ta bonne volonté ?

Patience, ton reminder, tu vas bientôt me l’envoyer.

“Comment tu te sens ?” “Très glissant.”

On repart avec des tas de clichés et des vidéos, sur notre clé USB.

Et une place assise dans ce fichu train. 

D’ailleurs, le contrôleur m’invite à prendre place. Je ne suis pas en première classe, mais je m’en tape. 

Autour de moi, dans le wagon, c’est la fête perpétuelle. À 12 semaines d’aménorrhée, je me dis qu’il serait temps de profiter un peu de cette grossesse. Avec cette échographie, j’ai l’autorisation d’à nouveau respirer. D’installer enfin cette stupide appli de grossesse qui compare chaque semaine la taille du foetus à un fruit ou un légume. D’accueillir avec joie les délicieux symptômes de la grossesse. (Au hasard ? De me réjouir de pratiquer la nuit, dans mon lit, la posture de Pavanamuktasana pour soulager mes maux intestinaux). 

Simplement de profiter du voyage, bordel.

Pour le moment, je suis stupéfaite. Et je m’attends à un revers de médaille. Ce n’est pas possible que tout se déroule sans encombre. Je ne te connais que trop, chère DNLP.

Je n’arrive pas à profiter.

Pourtant c’est l’heure, il faut se jeter à l’eau et annoncer officiellement.

À mes beaux-parents d’abord.

Ma belle-mère, rassurée — « Comme quoi, tu vois, la persévérance… ! »

Je me mors la langue, en me demandant si, au bout de 7 ans, le terme adéquat ne serait pas plutôt acharnement… D’aucuns auraient abandonné. Et depuis longtemps.

Elle continue, détendue — « Vous avez choisi les prénoms ? »

Panique à l’horizon, pas encore, non ! On ne se projette pas si loin. Au cas où Chère DNLP traînerait encore dans le coin.

Mon beau-père me serre fort dans ses bras, en nous remettant un souvenir de l’église Sainte-Radegonde où il confie avoir fait des prières et des vœux pour nous. On explique qu’après notre parcours chaotique, c’est encore un peu difficile d’être sereins. Il nous répond « un pas après l’autre ». C’est ça. C’est exactement le programme prévu : avancer au jour le jour.

Une annonce à ma famille, ensuite. Mes parents sont déjà au courant mais sont parvenus à tenir leur langue. Mon frère est heureux. Ma grand-mère, la seule aïeule qu’il me reste, n’en revient pas. En regardant la vidéo de l’échographie, elle dit : « Vous êtes sûrs que ce ne sont pas des jumeaux ? Ton mari n’a pas mis une dose pour deux ? ». La dose. C’est la classe à Dallas, je pouffe et je deviens rouge tomate. Je ne sais plus où me mettre. Ma grand-mère sait qu’on est passés par la PMA, mais je ne crois pas qu’elle comprend bien en quoi ça consiste, une FIV.

Peu importe. C’est officiel. Je suis enceinte et tout le monde est au courant. C’est l’heure de pro-fi-ter. C’est vrai, quoi, je l’ai tellement attendue, cette grossesse ! Tout le monde s’attend à ce que je savoure, avec le cheveu soyeux, le teint radieux et le regard amoureux.

Mon mari doit voir que j’ai un peu de mal, alors il lance les festivités un soir, en rasant sa barbe. C'était un pari entre nous : tant que je ne tombais pas enceinte, il gardait la barbe (Chère DNLP, au cas où tu serais poilophobe, je te rassure tout de suite, il la raccourcissait régulièrement, hein, je suis pas mariée à Dumbledore, non plus). Bon. Sans barbe, je te l’accorde, on dirait qu'il a 16 ans maintenant. Du coup, j'ai vaguement l'impression d'être une cougar. Une cougar enceinte. Chelou. Même sur Youporn, je ne suis pas sûre qu’on trouve cette catégorie (Note que je ne mets pas de lien vers Youporn, chère DNLP, je sais que tu connais le chemin, petite coquine).

On compte les cartes (ou les cure-dents)

Fin septembre aura lieu le rendez-vous du 4ème mois avec le Créateur. Celui où on devrait voir le sexe. Pas du Créateur. Du bébé, tu te calmes, chère DNLP.

Avant d’y aller, on s’amuse l’homme et moi à faire des paris selon diverses théories et légendes urbaines.

Je te vois qui rigole. Évidemment qu’en prêtresse de la fertilité omnipotente, toi, tu sais. C’était joué le jour du transfert. À dire vrai, c’était même joué dans l’éprouvette, avant la congélation.

Le pendule tourne-t-il au-dessus de mon ventre ?

(Bon. Pas le pendule. Le bola, pour être exacte. Une amie m’a offert cet accessoire indispensable, qui me fait officiellement rentrer dans le club très select des PB. Me voilà à présent reconnaissable entre mille, même si mon ventre se fait encore timide). Le bola tourne au dessus de mon ventre : j’attendrais un garçon.

Nausées au 1er trimestre ? Ce serait une fille.

Poils sur les jambes + sécheresse de la peau ? En augmentation, +1 pour le garçon.

Libido ? En augmentation (malgré le point précédent ?!). Encore un point pour le garçon.

Envies alimentaire ? Plutôt salé ? Sucré ? Produits laitiers ? Les points vont à la fille.

...

Chère DNLP

Chère DNLP

Par Anne-Laure Dumont

42 ans, provinciale, mariée et mère de 2 enfants, dont une (au moins) conçue artificiellement. Autrice d’un blog de PMA pendant 8 ans. Je pensais la page tournée. Famille au complet. Clap de fin de PMA. Spoiler alert : on n'oublie pas. En tout cas, moi pas. Je n'ai pas envie d'oublier. C'est ce qui fait qu'elles sont "elles" et que je suis, moi. Et cette toute petite virgule a, en fait, une très grande importance.